TEXTES

 « Caroline Delétoille, faire maison d’une peinture, ambivalences du souvenir »
Texte par Céline Boisserie-Lacroix, Philosophe
Docteure en philosophie, Institut Jean-Nicod, École Normale Supérieure (ENS), École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)

Faire maison d’une peinture. Ambivalences du souvenir

La première fois que Caroline Delétoille m’a présenté sa démarche, elle s’est confiée sur un évènement important qui l’avait longuement affectée. Un de ceux qui font que l’on se trouve confronté au sentiment d’une perte irrémédiable et qui, d’une césure nette, délimitent la fin de l’enfance. En l’espèce, la disparition d’un lieu aimé, réceptacle des premiers souvenirs. Ceux qui se plaisent à pister le moment fondateur d’une entrée en art tiendront là leur usual suspect, invoquant la notion rebattue de sublimation. Lecture honnête, à première vue seulement. Car c’est oublier qu’en art les évènements trop parfaits ne sont que des alibis, et que la cause réelle d’une vocation artistique échappera toujours à la plus grande sagacité.

Non-lieu du souvenir

Faute de preuves, s’en tenir aux faits. L’artiste, qui s’est longtemps exercée aux portraits complices de ses proches, s’est aussi orientée à ses débuts vers la représentation des jardins, ces lieux par excellence des bonheurs familiaux. Comme s’il s’était agi de contourner la maison, cet espace privé trop prompt à exposer le récit familial et les secrets qu’il renferme. Qu’ils plantent le décor de scènes d’enfance ou se constituent en objets prétextes de toiles plus descriptives, les jardins sont habilement figurés par des motifs luxuriants évoquant l’exotisme, ainsi que par des masses abstraites aux ombres mystérieuses. Et tandis que les êtres aimés semblent émerger de lointains, comme appartenant à des souvenirs sans lieu propre, cet ensemble d’effets formels dessine ce qui apparaît comme une distanciation ambivalente de l’intime. On ne sera donc pas surpris que ces premières toiles soient exemptes d’objets, ou si peu. Ce sont en effet des indices manifestes de notre « extimité » (Tisseron), qui parlent de nous malgré nous, par-delà la mise en scène de soi dont ils témoignent.

D’une maison l’autre

Si l’artiste évoque avec passion ses toiles plus récentes, c’est qu’elles font suite à un minutieux travail d’enquête au cœur des archives familiales. Or en s’attachant à retrouver une anecdote ravissante, à faire revivre la banalité d’un quotidien heureux, elle a fait sourdre chemin faisant le clair-obscur du roman familial. Et à la joie des souvenirs qui s’égrènent en sarabande a succédé la surprise de révélations incidentes, autant de micro-histoires qui ont certainement habité ses coups de pinceau. Partagée entre ses propres souvenirs d’enfance et une mémoire familiale qui la dépasse, Caroline Delétoille a élaboré un art pictural se révélant aussi comme un art de la mémoire, au sens que lui a donné Michel de Certeau dans son Invention du quotidien : un art dans lequel se « développe l’aptitude à être toujours dans le lieu de l’autre mais sans le posséder, et à tirer parti de cette altération mais sans s’y perdre ». De fait, le glissement de sa démarche qui, de son histoire particulière, s’est progressivement tournée vers celle de parfaits inconnus, s’est opéré naturellement. Investissant ainsi « le lieu de l’autre », elle nous offre une documentation subjective d’autres mémoires, des fragments d’histoires personnelles en échos familiers à nos propres vécus.

L’infra-ordinaire

Caroline Delétoille ausculte des images souvenirs pour en tirer la matière première de son art. Ses questionnements rejoignent ceux que Georges Perec a formulés dans l’Infra-ordinaire : « ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? ». Qu’elle procède à partir de photographies exhumées, qu’elle recrée sur la toile ou qu’elle modifie par sérigraphie, ne doit alors pas nous surprendre. On retrouvera ainsi dans chacune de ses œuvres une intention de conserver ce quelque chose de l’instantanéité du médium photographique, tout en laissant transparaître ses accidents et lieux communs. Formellement, la filiation avec les grands peintres de l’intime et de l’enfance qu’ont été Pierre Bonnard, Édouard Vuillard et Félix Valloton est manifeste. En particulier, un clin d’œil immédiat se noue avec la plus fameuse toile de ce dernier, « Le Ballon », qui évoque l’inquiétante étrangeté de souvenirs d’enfance, un réalisme teinté d’un imaginaire énigmatique.

La maison retrouvée

Récemment, Caroline Delétoille a étendu sa démarche pour la développer à travers de nouveaux médiums d’expression. C’est en conservant cet esprit limier à partir duquel tout procède qu’elle s’est prise au jeu d’imaginer les vies d’inconnus découverts au hasard des enquêtes, à partir des indices photographiques qu’ils nous ont laissés. Et, par le biais d’un travail sur ces empreintes fragmentaires, leur rendre un modeste hommage. Ses propositions d’installations, qui relient images, textes et objets, sont placées sous les figures tutélaires de Christian Boltanski et de Sophie Calle. Elles tissent un réseau de signes à travers des objets rescapés qui interrogent, inlassablement, la singularité de nos mémoires personnelles.

Lorsque l’on sait que l’on va devoir se départir d’un lieu aimé, on peut, à l’instar du cinéaste portugais De Oliveira dans son film posthume « Visite ou Mémoires et Confession », entreprendre de le documenter pour en garder la trace. Mais lorsque la maison est désormais fermée, reste à en placer les souvenirs dans la demeure de l’art et façonner ainsi un nouvel espace habitable.

 

Céline Boisserie-Lacroix,
Philosophe

Texte pour l’exposition « Macte animo ! », par Petre Hermann, Commissaire d’exposition

Le projet KONTEMPORAMA présente “MACTE ANIMO!”, une exposition picturale et graphique de l’artiste Caroline Delétoille. Son travail documente des souvenirs ordinaires et personnels, tout en créant des traces de mémoire qui lui permettent ensuite de raconter des histoires et de jouer entre la réalité et la fiction.

Macte Animo est une locution latine qui invite le visiteur à avoir du courage. Courage de continuer malgré tout, malgré les eaux périlleuses et les dangers des vagues de la vie.

Entre images d’archives et peinture, Caroline Delétoille navigue et nous emmène dans son histoire familiale et celle d’inconnus dont elle met en scène et recompose des moments de vie. Les couleurs vives utilisées dans ses peintures rompent avec la monotonie des pellicules argentiques d’époque ou celles d’un quotidien en demi-teinte. Elles se combinent souvent pour créer des atmosphères saturées de verts, de jaunes et de bleus. Par l’exploration plastique des traces de la mémoire, l’artiste se questionne sur les souvenirs, leurs narrations et leurs recréations. En superposant ses coups de pinceau en formes ondulées et incarnées, elle matérialise sur la toile les délicats brins de la mémoire qui sont tissés dans les maillages de nos vies, et nous invite à contempler sa nature éphémère, complexe et insaisissable.

Passant par des paysages baignés de teintes franches jusqu’aux portraits intimes vivants et mémoriaux, l’exposition présente plusieurs séries qui reflètent la nature multiple de nos propres souvenirs face à un temps qui avance et les efface. Cette artiste polyvalente compose le sujet à travers les mediums et techniques pour créer un dialogue captivant entre les protagonistes et leur environnement dans une invitation à vivre pleinement le temps présent.

Macte Animo !

PETRE HERMANN, Commissaire d’exposition, fondateur de Kontemporama – projet curatorial visant à soutenir les artistes qui écrivent l’art contemporain